L’illusion d’une vélocité croissante

En Agile, et plus particulièrement en Scrum, la vélocité est souvent perçue comme un indicateur clé pour mesurer la performance d’une équipe. Une hausse continue de cette métrique est généralement applaudie, car elle donne l’impression d’une productivité croissante. Mais cette perception est trompeuse. Pourquoi une augmentation de la vélocité, souvent perçue comme un progrès, peut-elle cacher des dérives dans une équipe Agile ? Pourquoi cela pourrait-il même indiquer des problèmes plus profonds au sein de l’équipe voire de l’entreprise ? Même si une augmentation progressive peut parfois être signe d’une progression bénéfique, à travers cet article, nous allons déconstruire cette idée reçue et explorer pourquoi une vélocité qui augmente n’est pas nécessairement signe de succès.

1. La vélocité

a) Un outil, pas une finalité

La vélocité représente le nombre de points d’effort que l’équipe parvient à livrer dans une itération. Les points d’effort sont une mesure relative utilisée pour estimer la complexité ou l’incertitude d’une tâche, et non sa charge de travail ou le temps nécessaire pour la réaliser. Cet indicateur aide principalement à planifier les futures itérations en se basant sur un modèle probabiliste : l’hypothèse est que les performances futures de l’équipe seront relativement proches de ses performances passées même en cas d’imprévus, ratio fait des aléas déjà connus (absences, etc.).

Cependant, il est crucial de rappeler que la vélocité n’a jamais été conçue comme une mesure de performance ou d’efficacité. Une vélocité élevée ne signifie pas automatiquement que l’équipe est plus productive, que le travail livré est de meilleure qualité ou que davantage de valeur a été apportée aux utilisateurs. Il s’agit là d’une confusion fréquente, où rapidité, productivité, respect des engagements et valeur livrée sont amalgamés. La vélocité ne mesure qu’un flux de travail interne, sans refléter directement l’impact ou la pertinence du produit livré.

D’ailleurs, il est important de souligner que le mot “vélocité” n’apparaît pas dans le Scrum Guide, le document de référence pour les équipes Scrum. Le guide préfère parler de “performances passées” pour aider l’équipe à estimer ce qu’elle est capable de produire à l’avenir. Cette distinction est importante : Scrum mise sur la transparence et l’amélioration continue via un modèle basé sur les probabilités, plutôt que sur une quête à des chiffres parfois mal interprétés ou utilisés de manière inappropriée.

b) L’erreur courante

L’erreur courante consiste à croire qu’une augmentation de la vélocité reflète une meilleure productivité. Cette confusion peut pousser les équipes à “faire monter les chiffres”, souvent pour répondre à une pression – réelle ou perçue – de la part de leur hiérarchie, ou simplement pour “faire plaisir” à des parties prenantes. Cela peut malheureusement se faire au détriment du bien-être de l’équipe ou de la qualité du produit livré.

Il est également important de rappeler que la vélocité est une mesure interne à l’équipe. Si une organisation n’a pas besoin de prévisibilité prédictibilité – par exemple, si les priorités changent fréquemment ou si les besoins sont imprévisibles – alors la vélocité devient inutile. Cela souligne que cet indicateur est avant tout un outil d’ajustement, conçu pour aider l’équipe à mieux se connaître et anticiper ses capacités.

Enfin, une mise en garde essentielle : une obsession des chiffres peut détourner une équipe Agile de sa véritable mission. L’objectif ne doit jamais être de “faire monter” la vélocité, car une vélocité élevée n’a aucun sens si elle ne s’accompagne pas d’un impact positif pour les utilisateurs finaux.

2. Les causes possibles d’une vélocité en hausse

a) Un gonflement artificiel des estimations

Sous la pression d’un management focalisé sur les chiffres ou par incompréhension des attentes, une équipe peut être tentée de surestimer systématiquement la complexité des tâches. Cette pratique a pour effet de gonfler artificiellement la vélocité, donnant une illusion de progrès, mais sans qu’aucune amélioration réelle de la productivité ou de la valeur livrée n’en découle.

Ce comportement peut découler d’un besoin de montrer des “résultats visibles”, mais il dénature l’utilité première de la vélocité. Au lieu d’être un outil de réflexion et d’amélioration continue pour l’équipe, elle devient alors un simple chiffre destiné à satisfaire des attentes externes. Cela peut conduire à des conséquences néfastes : perte de confiance au sein de l’équipe, désalignement avec les besoins des utilisateurs, et érosion progressive de la transparence.

Pour éviter ces dérives, il est crucial de rappeler que la vélocité n’est pas un objectif en soi, mais un simple indicateur destiné à calibrer le flux de travail de l’équipe. Manipuler ou forcer ce chiffre, c’est courir le risque de perdre de vue la véritable finalité d’une équipe Agile : livrer de la valeur de manière durable et alignée avec les besoins des utilisateurs.

b) Une surcharge de travail

Pour illustrer cette idée, imaginez un verre d’eau. Ce verre représente la capacité et l’énergie de l’équipe, tandis que l’eau symbolise la charge de travail. Lorsque vous versez de l’eau dans le verre, il y a une limite naturelle : une fois plein, tout surplus déborde. De la même manière, ce n’est pas en ajoutant toujours plus de travail à une équipe qu’elle pourra “agrandir” son niveau d’énergie. Tout comme l’eau qui déborde du verre gaspille des ressources, une surcharge excessive ne fait qu’épuiser les membres de l’équipe.

Cette métaphore met en lumière l’importance de la maîtrise du flux de travail. Il est essentiel de se concentrer sur la capacité à terminer efficacement les tâches engagées, plutôt que de simplement en démarrer davantage. Une équipe qui accumule les tâches en cours, sans parvenir à les terminer, voit rapidement ses efforts se disperser et perd en efficacité. Cette dispersion crée une illusion de productivité (de nombreux éléments “en cours”) mais ne génère aucune réelle valeur pour les utilisateurs finaux.

Les équipes qui cèdent à la pression et prennent la responsabilité d’accepter toujours plus de tâches dans une itération risquent rapidement d’atteindre leurs limites physiques et mentales. Cela conduit souvent à des conséquences désastreuses : burnout, baisse de moral, diminution de la qualité ou un produit final qui ne répond pas aux attentes des utilisateurs.

Pour éviter cela, il est crucial de privilégier le focus (valeur de Scrum) sur un objectif unique et de maintenir un flux soutenable, où la priorité est donnée à la valeur réellement générée plutôt qu’au simple volume de tâches accomplies. Après tout, ce n’est pas la taille du verre qui compte, mais ce que l’eau versée dans ce verre va nous permettre d’accomplir.

c) Une échelle d’estimation inappropriée

Parfois, une augmentation de la vélocité peut s’expliquer par un découpage mal adapté des éléments du backlog ou une échelle d’estimation inappropriée. Par exemple, si l’équipe estime les tâches techniques au lieu des besoins ou base ses estimations sur le temps plutôt que l’incertitude, les chiffres obtenus risquent d’être instables voire incohérents. Une itération remplie de tâches “rapides” peut alors gonfler artificiellement la vélocité sans refléter l’énergie réellement nécessaire à l’équipe pour répondre aux différents besoins.

On peut corriger cela en estimant les besoins fonctionnels plutôt que les tâches techniques ou en ajustant l’échelle d’estimation. Par exemple, comparer les éléments du backlog entre eux plutôt que de les estimer séparément permet une meilleure calibration, réduit l’effort d’estimation (qui ne crée pas de valeur mais sert à la prédictibilité) et évite les biais liés aux ambiguïtés entre durée estimée et contraintes calendaires

Cela aide l’équipe à se concentrer sur ce qui compte vraiment plutôt qu’un simple volume de tâches réalisées : prioriser la valeur métier, maintenir un flux de travail fluide et s’assurer que chaque itération contribue à atteindre les objectifs du produit.

d) Optimisation à long terme : la nuance positive

À l’inverse, une augmentation progressive et durable de la vélocité peut être un signe positif. Si l’équipe apprend à mieux collaborer, à optimiser ses processus ou à lever des blocages, la hausse de la vélocité reflète alors une évolution naturelle de sa maturité. Par exemple, une meilleure compréhension des attentes métier, une communication plus fluide entre les membres de l’équipe ou l’automatisation de certaines tâches répétitives peuvent contribuer à améliorer le rythme de livraison.

Cette augmentation doit néanmoins être perçue comme le résultat d’une dynamique saine et non comme un but à atteindre. Une équipe qui se concentre sur l’amélioration continue – en affinant ses pratiques, en renforçant la transparence et en limitant les sources de gaspillage – sera naturellement plus efficace au fil du temps. Il est crucial, toutefois, de ne pas perdre de vue que cette vélocité accrue ne garantit pas à elle seule la valeur des livraisons.

Ainsi, la priorité doit toujours être mise sur la qualité du produit, la satisfaction des utilisateurs et l’atteinte des objectifs métier. La vélocité, dans ce contexte, devient un indicateur parmi d’autres pour comprendre la dynamique de l’équipe et ajuster les prévisions, mais elle ne doit jamais supplanter ces priorités fondamentales.

3.Les dangers d’une augmentation mal comprise

Une vélocité qui augmente sans réflexion sur ses causes peut entraîner plusieurs risques majeurs, souvent sous-estimés :

  • Baisse de la qualité du produit : Aller plus vite signifie souvent sacrifier la rigueur dans la conception, la réalisation ou les tests. En pratique, cela se traduit par une explosion de la dette technique et des livraisons potentiellement truffées de bugs. C’est sur les tests que les équipes font généralement l’impasse, compromettant la fiabilité du produit et, à terme, la satisfaction des utilisateurs.
  • Surcharge et épuisement : Une pression constante pour “faire plus” pousse les équipes à dépasser leurs limites physiques et mentales. Si cette dynamique semble fonctionner à court terme, avec une hausse temporaire de la vélocité, elle mène inévitablement à des burn-outs, des départs, des conflits internes et une démotivation généralisée. Ce type d’événements n’est pas vraiment ce que l’on peut considérer comme un succès.
  • Perte de focus sur la valeur métier : Quand la vélocité devient une fin en soi, l’objectif principal – résoudre les problèmes des utilisateurs et livrer de la valeur – passe au second plan. Les chiffres prennent alors le dessus sur l’empirisme, poussant les équipes à chercher une solution “parfaite” plutôt qu’une solution adaptée. Cela suppose à tort que les besoins des utilisateurs sont fixes et que tout est prévisible, alors que le marché, les utilisateurs et les concurrents évoluent constamment. C’est un bon exemple de la loi de Goodhart : ‘Lorsqu’une mesure devient un objectif, elle cesse d’être une bonne mesure”.
  • Dynamique d’équipe fragilisée : Une obsession pour l’augmentation de la vélocité peut nuire à l’esprit d’équipe en encourageant la compétition entre équipes au détriment de la collaboration. Comparer la vélocité de différentes équipes est un non-sens. Pire encore, la mesurer individuellement est une pratique absurde et contre-productive qui ignore l’importance de l’entraide et du travail collectif. Cela pousse à l’individualisation des tâches et à une concurrence interne au sein même de l’équipe ou de l’entreprise. L’objectif devrait être de renforcer la cohésion et la dynamique collective plutôt que de privilégier des performances isolées.

Féliciter une hausse de la vélocité sans questionner ses causes revient à ancrer des mauvaises pratiques. À court terme, cette augmentation peut donner l’illusion d’un progrès, mais elle se fait souvent au détriment de la qualité, du bien-être et de la valeur apportée.

Robert C. Martin, un des signataires du Manifeste Agile résume bien cette idée : Don’t put pressure on the thing you are measuring. Search for the root cause while you continue to measure. Otherwise you hide the very problem you are trying to solve

Le rythme soutenable – l’un des principes du Manifeste Agile – doit rester la priorité. Une équipe qui progresse au bon rythme, avec une attention constante à la qualité et à la valeur, construira un succès durable et non une performance éphémère. Une bonne vélocité n’est pas une vélocité qui augmente, mais une vélocité qui est constante, signe que l’équipe est prédictible et maîtrise son rythme de production.

4. Ce qu’il faut mesurer à la place

Plutôt que de se focaliser sur la vélocité, il est plus judicieux de s’appuyer sur des indicateurs plus pertinents et globaux pour évaluer le succès d’une équipe Agile, comme :

  • La valeur réellement livrée,
  • L’impact sur les utilisateurs,
  • La capacité à livrer rapidement
  • La qualité technique du produit
  • Le bien-être de l’équipe, garantissant une dynamique de travail saine et motivante

Ces éléments mettent en lumière ce qui compte vraiment : créer un produit non seulement de qualité, mais aussi utile, utilisable et utilisé.

Ce cadre peut être renforcé par l’utilisation de l’Evidence-Based Management (EBM), une approche qui propose de piloter par les faits en s’appuyant sur des indicateurs concrets pour mesurer la performance et l’impact. L’EBM distingue quatre domaines clés, appelés Key Value Areas (KVA), permettant de mesurer ce qui apporte réellement de la valeur :

  1. Current Value (Valeur actuelle) : Mesurer la valeur que le produit ou service délivre aujourd’hui aux utilisateurs, parties prenantes ou à l’organisation.
  2. Unrealized Value (Valeur non réalisée) : Identifier les opportunités futures et la valeur potentielle qui n’a pas encore été exploitée et qui peut donc justifier des investissement supplémentaires
  3. Ability to Innovate (Capacité d’innovation) : Évaluer la capacité de l’équipe et de l’organisation à livrer de nouvelles fonctionnalités ou à répondre aux besoins émergents.
  4. Time to Market (Délai de mise sur le marché) : Mesurer la rapidité avec laquelle une idée ou une fonctionnalité peut être conçue, réalisée et livrée.

Ces KVA fournissent un cadre pour guider les décisions stratégiques, en alignant les efforts sur des objectifs concrets et mesurables. Cela permet aux équipes de se concentrer sur la livraison d’un produit à forte valeur ajoutée tout en équilibrant innovation, qualité et durabilité.

Conclusion : Une vélocité qui monte, une alerte ou une opportunité ?

La vélocité, bien qu’utilisée par la grande majorité des équipes Scrum, n’est qu’un indicateur parmi d’autres et ne doit en aucun cas devenir un objectif en soi. Elle peut être utile pour estimer les capacités futures de l’équipe à partir de ses performances passées, mais une focalisation excessive sur cette mesure peut nuire à la qualité du produit, à la santé de l’équipe et à la valeur réellement livrée. Plutôt que de chercher à “faire monter les chiffres”, il est crucial de privilégier des indicateurs qui mesurent ce qui compte vraiment : la valeur métier, la qualité du produit, l’engagement de l’équipe et la satisfaction des utilisateurs.

Le cadre de l’Evidence-Based Management (EBM) offre une vision plus nuancée et complète de la performance en se concentrant sur des indicateurs comme la valeur actuelle, la capacité d’innovation, ou le délai de mise sur le marché. Ces dimensions permettent d’évaluer réellement ce qui fait la différence pour les utilisateurs et les parties prenantes, tout en maintenant une dynamique de travail durable et motivante pour l’équipe.

En fin de compte, l’objectif ultime d’une équipe Agile doit être de livrer un produit utile, utilisable et utilisé, et non de simplement augmenter un chiffre. La vélocité doit rester un reflet des dynamiques internes de l’équipe, mais jamais une fin en soi.

Une variation de la vélocité, qu’elle soit à la hausse ou à la baisse, doit être analysée avec recul et ne pas être interprétée de manière simpliste.

Une augmentation de la vélocité peut être une alerte d’un potentiel dysfonctionnement, plutôt qu’un signe de succès : elle pourrait indiquer une pression excessive, une baisse de la qualité ou un contournement des bonnes pratiques.

De même, une baisse de vélocité n’est pas nécessairement un mauvais signe. Elle peut refléter un changement culturel au sein de l’équipe : le passage d’une logique axée sur le ‘produire plus’ à une volonté de ‘produire mieux’. Cela traduit souvent une décision délibérée de ralentir pour se concentrer sur la qualité, la collaboration et la réponse aux besoins réels des utilisateurs. Ce type de ralentissement maîtrisé témoigne d’une maturité croissante, d’une capacité à s’adapter aux exigences du contexte et d’un alignement renforcé avec les objectifs fondamentaux d’une équipe Agile : livrer de la valeur, répondre aux besoins des utilisateurs et préserver l’équilibre de l’équipe.

Jimmy RUNDSTADLER – Coach Agile / Scrum Master